En conversation avec Louis-Philippe Rondeau

Entrevue (texte)

Publié le 10 fév, 2022

Mot de bienvenue du directeur artistique d’ELEKTRA

Alain Thibault : La 5e Biennale internationale d'art numérique (BIAN) est la troisième à être présentée à Arsenal art contemporain Montréal. Cette année, nous avions comme région invitée : l’Asie de l’Est. J’ai donc travaillé en collaboration avec la commissaire coréenne Doo Eun Choi.

Dans le contexte très particulier de la pandémie actuelle, il était difficile de faire voyager des œuvres physiques. Nous avons donc dû revoir la programmation en y incluant davantage d’artistes locaux. Nous nous sommes adaptés et nous avons, malgré tout, réussi à présenter une programmation dont nous sommes fiers.

Dans les biennales que produit ELEKTRA, nous mettons en relation des artistes qui proviennent de partout dans le monde et qui évoluent dans différents horizons. Certains artistes s’identifient proche de l’art numérique, tandis que d'autres ont davantage une pratique en art visuel. Nous aimons les regrouper sous une même thématique et créer des liens entre ces différentes approches.

Je finirais par dire que nous vivons une transition technologique apportée par les technologies numériques. Un des effets notables de cette pandémie aura été d'accélérer cette transition qui, depuis déjà une décennie, nous poussait à revoir notre façon de créer et de présenter de l’art. 


ENTREVUE

Lise Fraïssé : Pourrais-tu te présenter ?

Louis-Philippe Rondeau : Originellement, je viens de la postproduction visuelle et des effets visuels (cinéma, télévision). Je suis aussi enseignant à l'école des arts numériques, de l’animation et du design de l’Université du Québec à Chicoutimi (Montréal). Avec le temps, j’ai développé une attirance pour les installations interactives. Principalement celles qui agissent comme un miroir et qui représentent les gens eux-mêmes, mais en utilisant des moyens un peu détournés, comme les médias obsolètes ou des moyens de faire des images qui ne sont pas traditionnelles. 


L.F : Te définirais-tu comme un « patenteux » ?

L-P.R : Oui, c’est mon surnom « patenteux ». C’est aussi le nom de mon site : patenteux.com. En québécois, le patenteux c’est quelqu'un qui réussit à trouver des moyens technologiques pour résoudre ses problèmes, souvent de manière très improvisée. Il y a une connotation artisanale, voire brouillonne au patentage. J’aime cette idée parce que ma façon de créer n'est pas du genre : « J’ai une intuition, je vais créer une œuvre magnifique ». À l’inverse, j’expérimente, je fais des prototypes extrêmement bouetteux. Si ton prototype n’est pas laid, ce n’est pas un prototype. Ça évolue et parfois ça finit par donner quelque chose d'intéressant qui est présentable en public. Souvent, ça donne des curiosités technologiques qui n’ont pas vraiment d'intérêt, mais je trouve cela intéressant de partir sans idée claire en tête puis de voir où un procédé ou une technologie va nous mener. Éventuellement, ça finit par venir porteur de sens, mais souvent la thématique vient s'insérer dans le processus plutôt que d’être à la base du processus. C’est vraiment très expérimental et basé sur le modèle essais-erreurs.


L.F : En quoi consiste l'œuvre que tu présentes dans cette édition de la BIAN ?

L-P.R : L'œuvre que j’expose s'appelle LIMINAL. Il s’agit d’une projection en slit scan; une forme de photographie relativement ancienne qui a été réinterprétée avec des moyens numériques. C’est un projet qui a commencé par des expérimentations avec des caméras industrielles. La caméra qui est utilisée pour l’installation sert originellement à valider des éléments qui passent sur des chaînes de montage, par exemple. Je me suis dit que ça pourrait être intéressant qu’au lieu de valider des objets, elle puisse scanner des humains. D’ailleurs, quand j’ai approché la compagnie qui fait les caméras en question, on m’a dit que ce n’était pas un usage qui est supporté par cette technologie. J’adore cette idée de détourner le matériel ou des technologies pour en faire des choses pour lesquelles ils n’ont pas été conçus. LIMINAL est donc venue de l’idée de prendre des caméras hautes vitesses et d’essayer de les retourner vers nous-mêmes au lieu d’essayer de capter des objets extérieurs.


L.F : LIMINAL se présente sous la forme d’un anneau ou portail dans lequel on passe. Lorsqu’on traverse cette démarcation, notre reflet est projeté sur le mur adjacent. Comme beaucoup de tes œuvres, elle est interactive. Qu’est ce qui t'attire dans ce format ?

L-P. R : J’affectionne beaucoup l’idée de l’incitatif - de demander à l’interacteur de participer et de s’impliquer dans son plaisir esthétique. J’aime aller à l’encontre des œuvres qui se présentent comme un dialogue entre l’artiste et son œuvre, et intégrer la part du public dans mon travail. Ça demande aussi un lâcher-prise de ma part. Je perds un peu de contrôle sur l'œuvre, mais j’en accorde au public. Je trouve que quand on parle de médias contemporains, la notion d’auteur commence à se désagréger au profit de la notion de collaboration ou de co-création. Si on regarde les médias sociaux, par exemple, on constate que l’idée selon laquelle il y a des gens qui créent du contenu et d’autres qui le consomment n’est plus vraie : les gens se les réapproprient, remixent, relâchent et recréent les différents contenus. Cette dynamique de collaboration avec le public m’habite beaucoup.


L.F : Tu t’inspires de technologies anciennes, mais la réinterprétation que tu en fais ouvre un dialogue entre le passé, le présent et le futur. Il me semble qu’il y a une posture qui va à l’encontre de l’idée que le progrès est une chose linéaire et que l'idée de révolution technologique ne va pas de soi.

L-P. R : Oui ! C’est intéressant parce qu’il y a un argument assez fallacieux qui consiste à dire que la technologie progresse de quelque chose qui est moins bon vers quelque chose qui est mieux et que l’état présent représente le meilleur du monde actuel. Pourtant, quand on étudie la progression des médias et leur évolution dans l’histoire (l’archéologie des médias), on constate souvent que la raison pour laquelle certaines technologies dominent, et d’autres tombent dans l’oubli, dépend de paramètres purement arbitraires. Ce constat m'incite à essayer de faire comprendre aux gens que la technologie que l’on croit universelle et inévitable est, en fait, le résultat de choix qui ont été faits au préalable de leur invention ! Cette idée que l’état de la technologie « en ce moment » est ce qu’on pourrait avoir de mieux est un mythe. Il y a plein d'autres technologies comme la photostéréosynthèse qui a été inventée par Louis Lumière dans les années 1920, et qui permet de représenter la photographie en 3D avec des couches de vers superposés. C’est magnifique ! Mais ça n’a pas été retenu parce que c’est un procédé qui est assez difficile à réaliser. Il y a aussi la photo sculpture [...] qui rappelle l’usage qu’on fait aujourd'hui de la photogrammétrie et de l’impression 3D. Le buste présidentiel de Barack Obama a été fait avec cette technique et tout le monde disait que c’était une révolution. Mais en vérité, c’est seulement l’évolution d’une technique qui existe depuis des siècles. 


L.F : Comment, selon toi, est-ce que LIMINAL s’inscrit dans notre époque actuelle où la virtualisation de la vie et de la société est croissante ?

L-P.R :
En ce moment, avec la pandémie, notre vie est devenue de plus en plus virtuelle. Beaucoup de gens constatent que leur travail peut entièrement être fait au travers d’un écran et qu’une proportion importante de nos vies se passe à travers ces mêmes écrans. Une des critiques de mon installation consiste à dire que les écrans ne sont pas neutres. Ils sont imprégnés des intentions de leur créateur à travers des algorithmes de curation, des filtres, et même de l’intelligence artificielle. Mon installation est peut-être une critique de l’idée que les écrans sont seulement un moyen de communication. Le fait [que j’offre un moyen] de se réapproprier les technologies à des fins d’utilisations marginales, cela remet un peu de pouvoir entre les mains des gens et ça nous transforme de simples consommateurs à des créateurs.


Alain Thibault : On avait présenté cette pièce de Louis-Philippe au Centre culturel canadien à Paris, en 2020, dans une exposition d’art contemporain numérique. La directrice du centre nous a souligné à quel point elle était surprise de voir le public, qui habituellement n’a pas accès à l’art, se prêter au jeu de LIMINAL. Donc, en plus d’être interactive, il y a vraiment un aspect démocratique dans cette œuvre.

L-P.R : Effectivement, un de mes objectifs, à moyen terme, c’est d’amener mes œuvres dans l’espace public [...]. Transposer des expériences comme celle-ci dans l’espace public, c’est aller chercher un type de public, pas seulement des habitués, mais aussi des gens qui n'auraient pas le réflexe d’aller à Arsenal art contemporain. Il faut que je vous avoue que le moteur, ce qui m’habite, ce que j’adore, c’est de regarder le public. En tant qu’artiste, c’est génial de voir le public prendre plaisir avec tes œuvres, il a quelque chose d’addictif à tout ça.



À propos de Louis-Philippe Rondeau

Artiste et chercheur, Louis-Philippe Rondeau est professeur à l’École des arts numériques, de l’animation et du design de l’Université du Québec à Chicoutimi (NAD-UQAC). Ses recherches portent sur les enjeux de la post-photographie. Tels des miroirs virtuels, ses installations interactives expriment le corps autrement. Détournant la physionomie de l’interacteur à travers des dispositifs marginaux, elles interrogent le rapport du·de la spectateur·trice à l’œuvre et nous incitent à repenser les conventions de la médiatisation par l’image, notamment son articulation spatio-temporelle. Sa pratique appliquée découle de ses années à œuvrer dans le domaine des effets visuels numériques.

 

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